EDITORIAL

LES NEOLIBERALISMES AUTORITAIRES

THE AUTHORITARIAN NEOLIBERALISM


https://doi.org/10.14718/SoftPower.2024.11.1.1



Pierre Dardot

Universitènormal Parisnormal Nanterre

Philosophe, chercheur à 1' Université de Paris Nanterre.
Co-auteur avec Christian Laval de La nouvelle raison du monde (La Découverte, 2009), Marx, prénom : Karl (Gallimard, 2012), Commun (La Découverte, 2014), Dominer (La Découverte, 2020).
Co-auteur avec Haud Guéguen, Christian Laval et Pierre Sauvêtre du Choix de la guerre civile (Lux, 2021).
Auteur de La mémoire du futur (Lux, 2023).
apdardot@orange.fr


Date de réception: 1 Mars 2024
Date d'acceptation: 3 Avril 2024.


L'essai est le fruit d'une recherche menée au sein du Université de Paris Nanterre.



Abstract

Le titre « néolibéralismes autoritaires » semble démarqué de l' expression de « libéralisme autoritaire ». Cette impression est trompeuse: d' abord, parce que le néolibéralisme n' est pas un prolongement du libéralisme, mais relève d' une autre logique ; ensuite, parce que dans le titre « autoritaires » ne vient pas s' ajouter à « néolibéralismes » comme le politique à l' économique; enfin, parce qu' il est question de plusieursnormal néolibéralismes autoritaires de leur unité au-delà de leurs divergences.

De ce point de vue, la recherche d' un hypothétique régime politique propre au néolibéralisme et partagé par toutes ses variantes se révèle une impasse. La classification traditionnelle des formes de gouvernement par le nombre de gouvernants (monarchie, aristocratie, démocratie) tout comme l' alternative entre républicanisme (ou gouvernement constitutionnel) et despotisme ne sont pas d' un grand secours.

Le plus fécond est de problématiser le rapport entre la manière de gouverner et la Constitution existante : les néolibéralismes autoritaires au gouvernement ne peuvent abroger la Constitution existante (comme Pinochet l' avait fait), ils cherchent à modifier cette Constitution dans un sens autoritaire en remettant en cause la séparation des pou-voirs par leur manièrenormal denormal gouverner.

Mots clés: libéralisme (autoritaire); néolibéralisme (autoritaire); régime politique (autoritaire); formes de gouvernement; gouvernement constitutionnel; manière de gouverner; extrême-droite néolibérale


Abstract

The title «authoritarian neoliberalism» appears to be distinct from the expression «authoritarian liberalism». This impression is misleading: firstly, because neoliberalism is not an extension of liberalism, but stems from a different logic; secondly, because in the title «authoritarian» is not added to «neoliberalism» like politics to economics; thirdly, because it is a question of several authoritarian neoliberalisms and their unity beyond their divergences.

From this point of view, the search for a hypothetical political regime specific to neoliberalism and shared by all its variants proves to be a dead end. The traditional classification of forms of government by the number of rulers (monarchy, aristocracy, democracy) and the alternative between republicanism (or constitutional government) and despotism are of little help.

What is more fruitful is to problematise the relationship between the manner of governing and the existing Constitution: authoritarian neoliberalisms in government cannot abrogate the existing Constitution (as Pinochet did), they seek to modify this Constitution in an authoritarian direction by calling into question the separation of powers through their manner of governing.

Keywords: liberalism (authoritarian); neoliberalism (authoritarian); political regime (authoritarian); forms of government; constitutional government; way of governing; neoliberal far right



Pourquoi parler de « néolibéralisme autoritaire » ? Ensuite, à supposer que cette notion soit pertinente pour qualifier certaines des formes prises par le néolibéralisme contemporain, pourquoi la pluraliser en parlant des néolibéralismes autoritaires ? La dénomination de « libéralisme autoritaire », élaborée par Hermann Heller dans un célèbre article de 1933, fait ici figure de précédent théorique pour beaucoup. Certains auteurs n' ont d' ailleurs pas hésité à rattacher directement le néolibéralisme contemporain au « libéralisme autoritaire » de Heller, d' autres ont jugé bon d' appliquer imprudemment cette dénomination à certaines formes d' extrême-droite de ce même néolibéralisme1. L' expression de « néolibéralisme autoritaire » est obtenue par l' adjonction du préfixe « néo » à la dénomination de « libéralisme autoritaire » utilisé alors par Heller. Mais cette adjonction n' est-elle pas justement très problématique ? Elle prétend rendre compte des nouvelles formes du néolibéralisme qui ont émergé à partir de 2016 avec l' élection de Trump et le référendum sur le Brexit à partir d' une caractérisation forgée au début des années 30 en Allemagne pour rendre compte d' une rupture dans l' histoire du conservatisme allemand. Ne présuppose-t-elle pas ce qu' il faudrait commencer par établir, à savoir que le néolibéralisme autoritaire se laisserait comprendre comme un prolongement des caractéristiques prêtées au libéralisme autoritaire, de telle sorte que la relation entre le sujet et le prédicat (« autoritaire ») serait identique pour les deux sujets (« libéralisme » et « néolibéralisme ») en dépit de leur différence ? Mais présupposer que le néolibéralisme autoritaire est autoritaire de la même façon que le libéralisme autoritaire ne va nullement de soi. En outre, et en second lieu, ce qui est au moins aussi problématique, cette formulation n' implique-t-elle pas une partition à l' intérieur même du néolibéralisme entre un (ou des) néolibéralisme autoritaire et un (ou des) néolibéralisme non autoritaire ? Enfin, en troisième lieu, si on admet une pluralité à l' intérieur même du néolibéralisme autoritaire, quelle peut en être la nature ? Est-elle exclusive de toute unité stratégique ?

Libéralisme économique et autoritarisme politique ?

Dans la formule de Heller c' est le prédicat « autoritaire » qui fait toute la différence à l' intérieur du libéralisme entre le libéralisme autoritaire et le libéralisme antérieur. Dans la formule du néolibéralisme autoritaire, c' est ce même prédicat qui porte toute la différence à l' intérieur du néolibéralisme entre deux variétés supposées du néolibéralisme. Mais peut-on pousser la symétrie entre les deux formules jusque-là ? Ce qui est en cause, c' est l' articulation des deux sphères, celle de l' économie et celle de la politique.

Reconsidérons attentivement la formule de Heller. Selon ce dernier, c' est « la question de l' ordre économique » qui justifie la nouvelle dénomination : les nouveaux conservateurs se déclarent partisans de la « liberté de l' économie par rapport à l' Etat », liberté qui a pour corollaire un complet « retrait de l' Etat hors de l' économie ». Ils ont renoncé à leur ancienne critique du capitalisme, celle qu' ils portaient encore au XIXe sc., et se mettent à ressembler aux vieux « hommes de Manchester » par leur plaidoyer en faveur de la liberté de l' économie. Cependant, ils s' en séparent en ce qu' ils ne se satisfont pas d' un Etat réduit au rôle de « veilleur de nuit » (protecteur des personnes et des propriétés). Leur originalité est de combiner un libéralisme économique d' inspiration manchestérienne et un autoritarisme politique hérité de l' Empire wilhelmien-bis-marckien. Le libéralisme s' entend ici de la même manière que chez les manchestériens, celui de la liberté de l' économie à l' égard de l' Etat. Ce n' est pas donc par leur libéralisme économique que les nouveaux conservateurs se distinguent des vieux manchesté-riens, c' est exclusivement par leur attitude à l' égard de l' Etat : ils se font les avocats d' un Etat fort et autoritaire alors que les manchestériens se contentaient d' un Etat « veilleur de nuit » (Dardot et al., 2021, p. 280). On vérifie par-là que c' est le prédicat « autoritaire » qui fait toute la différence, le sujet « libéralisme » restant quant à lui inchangé en tant qu' il est fondamentalement de nature économique. Le lien entre l' autoritarisme et le libéralisme reste extrinsèque : l' autoritarisme est « politique » mais le libéralisme est « économique ». Or c' est justement cette réduction du libéralisme à l' économique qui autorise la réduction corrélative de l' « autoritarisme » à l' intervention de l' Etat : c' est à l' Etat qu' il revient d' imposer la liberté de l' économie par les politiques qu' il conduit autoritairement de l' extérieur de l' économie. Ainsi compris le néolibéralisme se laisse réduire à une ou des politiques économiques comprises avant tout en termes négatifs.

On le vérifie en examinant le vocabulaire de Heller : « retrait de l' Etat autoritaire », « désétatisation de l' économie », « démantèlement autoritaire de la politique sociale ». S' inspirant directement de Heller, G. Bruno Susani (2024) interprète le « libéralisme » de Javier Milei en Argentine dans les termes d' un « retrait de l' Etat », ce qui est pour le moins unilatéral (Susani, 2024). Certes, G. Chamayou adjoint à ces expressions négatives des traits plus positifs : subventions aux grandes entreprises, politiques austéritaires ou déflationnistes. Le problème est que de telles politiques n' ont rien de spécifiquement néolibérales, elles ont précédé le néolibéralisme, elles peuvent fort bien compléter un arsenal de mesures néolibérales, elles ne sont pas en elles-mêmes de nature néolibérale. De leur côté, certains analystes parient sur le remplacement du néolibéralisme par un « libertarianisme autoritaire » tout en étendant la même logique définitionnelle d' un objet à l' autre puisque ce nouveau projet politique, né dans les rangs de la nouvelle finance (fonds de capital-investissement et hedgenormal funds),normal serait tout à la fois « libertarien » sur le plan économique et « autoritaire » sur le plan politiquevoir Benquet & Bourgeron, 2021 ; et aussi Dardot & Laval, 2022).

Il y a indiscutablement dans cette caractérisation par une combinaison singulière de l' économique et du politique quelque chose de séduisant qui explique le succès de cette dénomination. Elle présente l' avantage de maintenir une certaine continuité avec ce qui a précédé tout en rendant compte d' un changement notable, à la différence des analyses qui diagnostiquaient au même moment la mort du néolibéralisme et l' émergence d' un populisme d' extrême-droite ayant rompu avec le néolibéralisme (Biebricher, 2020). Mais elle fait en même temps écran à la perception de ce qui fait la nouveauté du néolibéralisme. Celle-ci nous paraît résider dans la façon dont l' Etat réalise non son retrait hors de l' économie, mais l' extension hors du marché de la logique de l' économie, qui est celle du marché, aussi bien l' extension de cette logique à lui-même en interne (comme le montre le succès du New Public Management) qu' à toutes les relations so­ciales (comme on peut le vérifier avec le champ d' application du concept de « capital humain »). Les néolibéralismes autoritaires ne font nullement exception à cette règle.

La question du régime politique

Pour accéder à cette compréhension, il faut s' affranchir du dogme de la primauté de l' économique sur le politique comme de la réduction corrélative du néolibéralisme à une politique économique définie en termes exclusivement négatifs. La notion de régime politique offre-t-elle à cet égard une ressource conceptuelle plus éclairante ? En tout cas elle excède très largement le champ des politiques économiques et sociales conduites par un ou plusieurs gouvernements. Le néolibéralisme autoritaire s' identifie-t-il alors à un type de régime politique, original et non réductible aux différents types répertoriés par la plupart des classifications historiques et politiques ? La question est alors de déterminer précisément ce qu' il faut entendre par « régime politique ». La notion de « régime», qui renvoie originellement à l' action de diriger2, en vient à signifier, à la fin du XVIIIe siècle, l' organisation d' un Etat. C' est cette acception qui s' impose encore aujourd' hui.

Dans un texte de 1953 intitulé « La grande tradition », Hannah Arendt observe que le rapport entre la loi et le pouvoir, dont la compréhension a très longtemps présidé à la classification des différents types de gouvernement, a donné lieu à deux images « tota­lement différentes », auxquelles la plupart des théoriciens politiques ont eu recours sans pour autant s' aviser de la nature de cette différence (2024a, p. 13). Selon la première image, le pouvoir a pour unique fonction d' appliquer la loi, il apparaît donc comme un « instrument pour faire appliquer la loi ». Selon la seconde image, la loi est comprise comme la limite et la frontière du pouvoir, de sorte que c' est la loi qui apparaît maintenant comme un « instrument pour contenir le pouvoir ».

La première image emporte pour conséquence que le nombre de ceux qui exercent le pouvoir est indifférent: puisque seule importe le rapport du pouvoir à la loi, la seule différence pertinente est la différence entre le gouvernement qui fait exécuter la loi (au sens constitutionnel) et le gouvernement qui n' obéit qu' à ses désirs et non à la loi, soit entre le gouvernement constitutionnel et le gouvernement despotique. L' opposition directe entre ces deux types de gouvernement remplace la classification traditionnelle des trois formes de gouvernement établie en fonction du critère du nombre (monarchie, aristocratie, démocratie). La meilleure formulation de cette substitution figure dans le texte de Kant intitulé Vers la paix perpétuellenormal (1795). On peut diviser les formes d' un Etat soit selon la différence des personnes qui exercent le pouvoir suprême de l' Etat, soit selon le mode de gouverner, c' est-à-dire la manière dont le chef gouverne le peuple (Kant, 1991). Si l' on retient la différence du nombre, on obtiendra trois formes possibles de domination ou de souveraineté (forma imperii) : autocratie (un seul), aristocratie (quelques-uns liés entre eux), démocratie (tous les citoyens ensemble). Le suffixe commun en « -cratie » (« autocratie » se substituant significativement à « monarchie ») signifie en lui-même que toutes ces formes sont des formes de domination et pas seulement des formes de gouvernement. Si l' on retient la différence relative au mode de gouverner dans son rapport à la constitution, on ramènera cette différence à deux formes de gouvernement (forma regiminis) : soit le républicanisme qui est proprement le régime de la séparation du législatif et de l' exécutif, soit le despotisme qui est le régime dans lequel le souverain exécute les lois qu' il a lui-même édictées. Pour Kant, la séparation implique que le régime soit représentatif : l' exécutif représente le législatif, sans se confondre avec lui (1991)3. Si maintenant l' on confronte cette alternative aux trois formes de domination résultant de la différence du nombre, il faut en inférer que la démocratie est nécessairement un despotisme puisqu' en elle l' exécutif et le législatif se confondent4. Selon Kant, la manière de gouverner relativement à la constitution importe bien plus au peuple que la forme de l' Etat définie par le nombre de (Kant, 1991). Considérées sous cet angle, les « prétendues anciennes républiques », celles de l' Antiquité, sont autant de « formes de domination » incompatibles avec le « républicanisme », entendu au sens de la séparation des pouvoirs, qui ont dû par suite se résoudre nécessairement en despotisme.

Mais ce raisonnement ne vaut que si l' on s' en tient à la première image du rapport entre loi et pouvoir, celle du pouvoir comme instrument d' application de la loi. Si l' on se tourne maintenant vers la seconde image de ce rapport, celle de la loi « vue comme une limite ou un mur entourant des hommes puissants qui en l' absence de cette limite pourraient abuser de leur force », alors les différences entre les trois formes de gouvernement (monarchie, aristocratie, démocratie)5, loin d' être secondaires, retrouvent toute leur importance, car la question est maintenant de savoir qui doit être autorisé à exercer le pouvoir dans les limites de la loi: un seul, quelques-uns ou le peuple, c' est-à-dire tous les citoyens. Le régime ou la constitution (politeia) désigne non pas un texte écrit qui fixe a priori la « loi fondamentale » de l' Etat, ce qui est son sens moderne, mais une « organisation des diverses magistratures » (Aristote), soit la manière dont le pouvoir de la polis est assuré collectivement et distribué entre diverses instances. Arendt note que dans cette seconde image, celle de la loi comme limite ou frontière destinée à empêcher l' abus de la puissance, le nombre des gouvernants devient déterminant, de telle sorte que « la démocratie doit être considérée comme la meilleure forme de gouvernement » parce que « seule la démocratie peut être considérée comme un gouvernement libre» (Arendt, 2024a, p. 15). Mais comment entendre cette proposition un peu déconcertante ? En quoi le fait que le nombre, ici la masse des citoyens (to plêthos tôn politôn), gouverne fait-il un « gouvernement libre » ? On sait que le critère du nombre intervient dans cette classification des régimes, mais il convient de préciser que ce critère ne se suffit pas à lui-même puisqu' il faut le croiser avec un critère normatif relatif à la fin poursuivie par les gouvernants: s' ils gouvernent en vue de l' avantage commun, on obtient trois régimes droits, la royauté, l' aristocratie, la politeianormal; s' ils gouvernent en vue de leur avantage propre, on obtient trois déviations, la tyrannie, l' oligarchie et la démocratie. Mais eu égard au seul critère du nombre, la première forme prend le nom de « monarchie » parce qu' un seul gouverne: la forme droite se nomme royauté, la forme déviée se nomme tyrannie. Le problème est que la forme droite du gouvernement du grand nombre n' a pas de nom propre, elle est appelée du nom qui signifie « régime » ou « constitution », elle est dite politeianormal tout court, comme si elle constituait non pas un régime particulier à côté des autres, mais le régime politique par excellence6. Ce qui signifie que l' essence du régime politique s' accomplit dans une forme qui repose sur la participation de tous les citoyens au pouvoir, sinon exécutif, du moins délibératif et judiciaire. En effet, c' est le mélange que réalise la masse assemblée qui confère au jugement collectif issu de sa délibération son irremplaçable qualité. L' expérience fondamentale des Grecs en matière de participation à l' activité politique (politeusesthai) fut non celle de l' action, mais celle « des délibérations constantes sur toutes les choses humaines » (Arendt, 2024a, p. 60). Seule l' exercice collectif de ce droit à la participation des citoyens pouvait garantir des abus de la puissance, c' est-à-dire prémunir contre les démagogues et les tyrans. Un gouvernement libre est non un gouvernement libre à l' égard de ses citoyens, mais au contraire un gouvernement qui garantit à tous la liberté. C' est pourquoi la « démocratie » comprise comme l' exercice de la « souveraineté de la masse » dans les limites de la loi est pour Aristote le meilleur des régimes.

Le détournement néolibéral du « gouvernement constitutionnel »

En quoi cette dualité de points de vue sur le rapport de la loi et du pouvoir est-il susceptible de nous aider à comprendre les différentes formes du néolibéralisme autoritaire ? La seule définition de la liberté admise par les néolibéraux est purement négative: l' absence de coercition exercée par autrui. Il n' est donc guère étonnant que la conception de la liberté politique comme participation des hommes au choix du gouvernement ou à l' élaboration de la législation, comme c' est le cas chez Aristote, fasse l' objet d' une condamnation de principe de la part d' un théoricien comme Hayek. D' une part, parce que cette conception repose sur une « transposition du concept de liberté individuelle à des groupes d' hommes considérés comme un tout », transposition indue car un « peuple libre » (pris en tant que tout) n' est pas nécessairement un « peuple d' hommes libres » (considérés individuellement) (Hayek, 1994, p. 13). D' autre part, parce que la valorisation de la liberté comme droit du citoyen à la participation politique est à ses yeux indissociable de la menace d' une « souveraineté populaire » qui représente le plus grand danger et contre laquelle il faut se prémunir.

Le meilleur rempart contre ce danger, juge Hayek, est le « constitutionnalisme ». Il pourrait sembler que le néolibéralisme rejoint là la première des deux manières de concevoir le rapport de la loi au pouvoir examinées plus haut: si l' on identifie la loi à la loi constitutionnelle, alors l' alternative est gouvernement constitutionnel ou despotisme. L' application de la loi devient le premier devoir du gouvernement, quel que soit le nombre de ceux qui gouvernent, si bien que « le gouvernement constitutionnel est un gouvernement où les lois elles-mêmes dirigent et où le gouvernant se borne à les appliquer et à leur obéir. (Arendt, 2024a, p. 29) ». L' idéal d' une souveraineté des lois est un idéal très ancien qui remonte à l' Antiquité grecque. Aristote affirme ainsi : « il faut que ce soit les lois qui soient souveraines si elles sont correctement établies, et que le magistrat, qu' il y en ait un ou plusieurs, soit souverain dans les domaines où les lois sont absolument incapables de se prononcer du fait qu' il n' est pas facile de définir une règle universelle dans tous les domaines » (Aristote, 2015, pp. 244-245). On doit distinguer la constitution, le gouvernement et les lois: c' est la composition du gouvernement qui caractérise la constitution et lui donne son nom (d' où la formule « la constitution c' est le gouvernement ») (Aristote, 2015, p. 225), et les lois décidées collectivement par l' ecclésia ne sont pas la constitution mais doivent s' accorder avec la constitution, et non l' inverse. La différence avec l' approche kantienne reprise par Arendt est frappante : dans ce dernier cas, les lois sont les seules lois constitutionnelles et ce n' est pas la composition du gouvernement qui caractérise la constitution (le nombre de gouvernants est indifférent), mais la séparation du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif.

Qu' en est-il sous ce rapport du « gouvernement constitutionnel » préconisé par Hayek ? On trouve dans Droit, Législation, Liberté la définition suivante du constitutionnalisme : « Constitutionnalisme veut dire gouvernement contenu dans des limites » (Hayek, 2020, p, 56). Cependant, même si la fonction de la loi constitutionnelle semble être la même que celle qui est signifiée par la seconde des deux images analysées par Arendt, à savoir « contenir » le gouvernement pour prévenir d' éventuels abus, on voit que cette fonction se trouve ici complètement dissociée du nombre des gouvernants. Mieux, cette même fonction est rattachée à la première des deux images, celle de la limite ou de la frontière qu' il est interdit de transgresser. La distinction des deux images tend alors à se brouiller: le gouvernement doit se borner à appliquer (1ère image) les lois et celles-ci constituent relativement à son action une limite infranchissable (2 ème image). Le pouvoir est un instrument pour faire appliquer la loi, ce qui aurait pour conséquence, si l' on suit Arendt, que la question du nombre des gouvernants serait sans intérêt, et, en même temps, la loi est un instrument pour contenir le pouvoir, ce qui aurait pour conséquence, toujours selon Arendt, que seule la démocratie serait un gouvernement libre. Mais de quelle sorte de « loi » s' agit-il alors ? Distinguer la loi au sens de la « loi fondamentale » instituant la séparation des pouvoirs (la constitution au sens moderne) et la loi promulguée par l' instance délibérative à l' intérieur d' une constitution (politeia)normal déterminée par le nombre des gouvernants et la fin qu' ils poursuivent devient alors indispensable. Mais la loi telle que Hayek l' entend relève-telle de l' une de ces deux acceptions ?

Une indication peut nous mettre sur la voie. Hayek déduit du caractère limité du gouvernement constitutionnel l' impossibilité d' admettre une quelconque forme de pouvoir souverain: « Le gouvernement constitutionnel étant un gouvernement limité, il ne peut y avoir de place dans ce système pour un organe souverain si la souveraineté est définie comme pouvoir illimité » (Hayek, 2020, p. 822). Cette exclusion de tout pouvoir souverain vise bien sûr Rousseau qui entendait « mettre la loi au-dessus de l' homme » et « substituer la loi à l' homme » tout en ramenant la loi à un acte du souverain, c' est-à-dire du peuple. Mais elle atteint tout autant les prétentions du pouvoir législatif tel qu' il s' exerce dans les parlements à travers la volonté des représentants. Selon Hayek, la notion de loi a fini par perdre son sens véritable pour s' identifier à la décision de la majorité parlementaire. Car si le gouvernement par les lois doit se substituer au gouvernement par les hommes, c' est en tant que les lois ne procèdent pas de la volonté d' un quelconque législateur parce qu' elles sont le droit lui-même et que « la suprématie du Droit et la souveraineté d' un Parlement sans freins sont deux conceptions inconciliables » (Hayek, 2020, p. 788). Par suite, le véritable constitutionnalisme, qui consacre la « suprématie » ou encore la « souveraineté » du Droit, s' oppose par principe à la souveraineté du Parlement. Mais la même question revient toujours: de quel droit parle Hayek et quel rapport ce droit entretient-il avec les lois ?

Chez lui, la « Constitution » n' est pas une « loi fondamentale » et n' énonce pas de droits fondamentaux opposables par les individus aux différents pouvoirs qu' elle institue, elle se borne à définir formellement les trois attributs que doit posséder une loi pour valoir effectivement comme loi: la généralité, qui interdit de se référer à une personne ou de viser une fin particulière, la certitude, qui garantit la prévisibilité de l' action de l' Etat pour les particuliers, l' égalité, qui signifie l' égale applicabilité des lois à tous. Elle n' a pas pour tâche d' élaborer le contenu du droit, laissant ce soin au législatif et au judiciaire. C' est à une Assemblée législative qu' il revient de modifier et d' améliorer graduellement les « lois » que Hayek dénomme les « règles de juste conduite ». Enfin, c' est à une Assemblée gouvernementale, dont le gouvernement est en quelque sorte le comité exécutif, qu' il appartient de gérer au quotidien l' administration. Ce sont ces règles de juste conduite qui sont en fait les véritables lois constitutionnelles, non pas parce qu' elles sont inscrites dans le texte de la Constitution, mais parce qu' elles précèdent ce texte : antérieurement à toutes les lois « faites » par un pouvoir, il y a des règles qui n' ont pas été faites parce qu' elles sont des « règles de long usage » issues d' une sélection inconsciente et non d' une quelconque volonté humaine. Ce sont les règles du droit privé qui ne sont pas créées par le « législatif » (au sens du Parlement chargé de faire les lois) mais seulement entérinées ou sanctionnées par le « législateur » (l' Assemblée législative au sens de Hayek). Dans cette perspective, les lois ayant valeur constitutionnelle précèdent la Constitution au lieu de procéder d' un pouvoir institué par elle.

Les ordolibéraux allemands ont une conception bien différente du rapport des règles du droit privé à la « constitution » parce qu' ils accordent une place centrale à ce qu' ils appellent la « constitution économique », indépendamment de toute inscription dans la constitution politique étatique. De leur point de vue, une telle constitution doit seule­ment être conçue par analogie avec une constitution politique: l' engagement à garantir la stabilité monétaire doit être inscrit dans la constitution économique de manière à être rendu indépendant des échéances électorales. La Banque centrale incarne le principe de la séparation des pouvoirs. Cette indépendance de la banque centrale vaut tant à l' égard du pouvoir exécutif qu' à celui de l' expression de la majorité électorale. Mais ce qui fait consensus entre ces deux branches du néolibéralisme c' est bien l' idéal d' une « société de droit privé » (Privatrechtsgesellschaft) selon les termes de Franz Bõhm repris par Hayek lui-même. Dans un ordre libéral un individu ne peut être contraint d' obéir qu' aux règles de conduite codifiées dans le « droit privé et pénal ». On comprend mieux en quoi consiste le détournement néolibéral de l' idéal du gouvernement constitutionnel : le gouvernement s' applique à lui-même les règles du droit privé dont il est l' inflexible gardien. L' ambiguïté identifiée par Arendt concernant le rapport du pouvoir et de la loi disparaît purement et simplement: la seule chose qu' ait à faire le gouvernement est d' appliquer la loi, ce qui est incompatible avec la démocratie comme pouvoir exercé soit directement, soit indirectement, par les nombreux (hoi polloinormal). En définitive, la loi du droit privé a pour unique fonction de protéger la société des « abus de la démocratie », et en aucun cas de protéger la masse des citoyens des abus des puissants (comme la loi dans la seconde image proposée par Arendt).

Modifier la Constitution par la manière de gouverner

Ce qui ressort de cette analyse, c' est que le néolibéralisme, quelles qu' en soient les formes, procède d' une décision fondatrice, celle de restreindre par avance le champ du délibérable pour conjurer la menace d' une « politisation de l' économie »: les orientations de la politique économique et sociale doivent être soustraites à la sphère de la délibération collective pour relever exclusivement de la compétence des experts. La constitutionnalisation prend différentes formes en fonction des rapports de forces nationaux et internationaux. Considérons brièvement trois exemples. Dans le cas du Chili de 1973, c' est la « table rase » juridique créée par la dictature avec l' abrogation de la Constitution de 1925 qui a rendu possible une forme aussi radicale que celle de la nouvelle Constitution de 1980. Dans le cas du Brésil, c' est le coup d' Etat institutionnel de 2016 et ses prolongements politiques qui ont rendu possibles les amendements à la Constitution de 1988 visant au gel des dépenses publiques et à la réforme des retraites. Dans le cas de l' UE, c' est la marche même de la construction européenne avec son empilement de normes qui a abouti au Traité de Lisbonne signée en 2007. Le rapport à la Constitution existante ou à son absence acquiert ici une importance déterminante.

Faut-il dès lors en conclure que le régime politique propre au néolibéralisme est le régime autoritaire ? L' insuffisance de la classification traditionnelle des trois formes de gouvernement répertoriées plus haut est apparue très tôt à Arendt. Dans un texte de 1956 intitulé « L' autorité au XXe siècle » (2024b), cette dernière note que les tyrannies et les formes autoritaires de gouvernement sont très anciennes, les premières remontant à l' Antiquité grecque et les secondes à la République romaine, et que seule la domination totalitaire est nouvelle (Arendt, 2024). Elle reproche au libéralisme de négliger cette nouveauté en identifiant le totalitarisme à l' autoritarisme. Elle propose trois images visant à faciliter la compréhension des différences de principe entre trois types de gouvernement: le gouvernement autoritaire, le gouvernement tyrannique et le gouvernement totalitaire. Pour le gouvernement autoritaire, elle propose l' image de la pyramide ; pour le gouvernement tyrannique, elle propose l' image d' un sommet suspendu au-dessus d' une masse d' individus isolés, atomisés et totalement égaux ; enfin, pour le gouvernement totalitaire, la meilleure image est à son avis la structure de l' oignon, parce qu' elle ménage en son centre un espace vide dans lequel se tient le leader et qui est entouré de couches concentriques (Hayek, 2020, p. 88-90). Le gouvernement ou régime autoritaire serait caractérisé par « la restriction de la liberté », les tyrannies et les dictatures par « l' abolition de la liberté politique », les régimes totalitaires par « l' élimination totale de la spontanéité elle-même, c' est-à-dire de la manifestation la plus générale et la plus élémentaire de la liberté humaine » (Arendt, 1972).

Le problème est que cette tripartition est avant tout commandée par le souci de faire apparaître la radicale nouveauté du totalitarisme relativement aux deux autres gouvernements ou régimes: les notions de tyrannie et de dictature sont par contrecoup rabattues sur le sens qu' elles tiraient de l' expérience antique et celle de régime autoritaire n' est pas poussée très loin, pas suffisamment en tout cas pour éclairer notre présent. L' exemple du régime de Pinochet rend manifeste cette insuffisance. Il est manifeste que le qualifier de « régime autoritaire » au sens arendtien est une forme de concession inacceptable. Nombreux sont au Chili même ceux qui à droite, et pas seulement à l' extrême droite, rejettent aujourd' hui la dénomination de « dictature » et lui substituent l' étiquette révisionniste de « gouvernement militaire ». Il ne suffit pas pour les tenir en échec de rappeler que ce régime fut effectivement une dictature, impliquant la suppression de toutes les libertés. La dictature fut instaurée dès le coup d' Etat. Pourtant le tournant néolibéral ne fut pris qu' en 1975 et la Constitution qui le consacra juridiquement ne fut promulguée qu' en 1980. Comment caractériser un tel régime ? Parler de « dictature néolibérale » est très insatisfaisant et tombe sous le coup du reproche énoncé au début de cette étude: le sujet « dictature » renvoie à la sphère politique et le prédicat « néolibérale » à celle de l' économie. C' est méconnaître l' essentiel du projet qui a porté la dictature pendant 17ans: transformer de fond en comble toutes les relations sociales en les soumettant à la logique du capital, ce qui va bien au-delà d' une politique économique imposée d' en haut à une société qui aurait trouvé en elle l' énergie suffisante pour s' en préserver.

On peut tourner tant que l' on veut autour de la question du régime politique, on pourra difficilement éviter cette conclusion : le néolibéralisme ne peut se définir par un régime politique spécifique, et s' il est vrai qu' il lui est essentiel de s' attaquer à la « démocratie sans limites », cela n' implique aucunement qu' il y ait un régime politique proprement néolibéral.

Plutôt que de se laisser hypnotiser par la question du régime politique, on gagnerait à se tourner vers les stratégies mises en œuvre par les néolibéralismes autoritaires. Si l' on considère les émeutes du Capitole et ses suites judiciaires et politiques on s' aperçoit qu' elles n' ont rien changé à la stratégie de Trump, bien au contraire. Les récentes déclarations de l' ex-président au lendemain de sa condamnation à New York pour 34 chefs d' accusation relatifs à la falsification de dossiers commerciaux ont jeté une lumière crue sur ses intentions et sur la continuité jamais démentie de son action politique. Au cœur de ses projets il y a une offensive dirigée contre le système judiciaire américain avec l' objectif d' imposer sa volonté sur les décisions individuelles en matière de poursuites par le ministère de la Justice. S' il aboutissait cet objectif mettrait fin à une norme restée stable durant un demi-siècle, depuis les abus commis par Nixon à l' époque du Watergate, qui empêche les présidents d' intervenir dans des cas individuels pour influencer des décisions de justice. Cela permettrait à Trump lors de son second mandat d' en finir une fois pour toutes avec les poursuites fédérales engagées contre lui et les émeutiers du 6 janvier 2020. Cela lui permettrait également d' engager des enquêtes judiciaires en guise de vengeance contre ses ennemis politiques présumés (notamment Joe Biden et sa famille) (Pilkington, 2024). Les groupes de réflexion chargés à droite de préparer une nouvelle présidence argumentent en faveur d' un pouvoir absolu du président sur les décisions juridiques fédérales et rejettent la pratique de l' indépendance du Departement of Justice (DoJ) qui a prévalu depuis Carter. La doctrine qui a ainsi été élaborée porte le nom de « théorie de l' exécutif unitaire » et postule un pouvoir exclusif du président sur toutes les affaires relevant du gouvernement fédéral (Pilkington, 2024). Il faut voir là une leçon tirée par Trump de son premier mandat : il aspirait déjà au contrôle total du DoJ mais s' était heurté à la résistance des hauts responsables de la justice. Instruit par ce précédent, il entend se prémunir contre ce danger et va jusqu' à menacer de poursuites non seulement ses ennemis démocrates mais aussi des personnalités de sa première administration. Même si la structure du système de justice pénale ferait par elle-même obstacle à ce contrôle total, on peut craindre une perte de confiance dans le système juridique qui finirait à la longue par le rendre inutile, ainsi que cela se passe dans les Etats autoritaires (Pilkington, 2024).

Les émeutes du Capitole le 6 janvier 2020 et celles de Brasilia le 8 janvier 2023 montrent à quel point l' Etat de droit peut être menacé par des tentatives de coup d' Etat émanant du pouvoir exécutif. Des perquisitions menées au Brésil par la police fédérale et ordonnées par le ministère de la Justice sur mandat du Tribunal fédéral (STF) à la suite de l' arrestation et de l' emprisonnement préventif d' un aide de camp de Bolsonaro ont permis de retrouver le brouillon d' un décret instituant le coup d' Etat et ordonnant l' emprisonnement d' un juge de la Cour suprême. Dans les conditions d' une majorité de droite au Congrès et d' un exécutif d' extrême-droite, l' offensive s' est concentrée dans ces deux pays sur l' indépendance du pouvoir judiciaire perçue comme un obstacle.

Ce qui se dessine au-delà des cas de Trump et de Bolsonaro, c' est une stratégie d' ensemble qui mise sur les vertus transformatrices du mode de gouvernement plutôt que sur le changement direct de la forme de l' Etat. On l' a vu plus haut, Kant avait affirmé la primauté du gouvernement constitutionnel sur les formes de gouvernement déterminées par le nombre et, par là-même, la primauté de la manière de gouverner sur la forme de l' Etat. Le détournement néolibéral de l' idée du gouvernement constitutionnel change bien sûr tout puisqu' il est destiné à miner les bases de la démocratie comme forme de gouvernement. Cependant, cette primauté revient sous une forme pervertie, non sur le terrain de la théorie mais sur celui de la stratégie : les différentes variétés de néolibéralisme autoritaire ont bien conscience de l' impossibilité d' un changement brutal de Constitution. En conséquence, leur stratégie consiste à modifier la Constitution par la manière de gouverner à défaut de pouvoir V abroger. En somme, modifier la Constitution plutôt que changer de Constitution et faire accepter cette modification comme indolore et inoffensive. La situation de l' Italie est très révélatrice. Fratelli d' Italia n' a pas réalisé de véritable progrès électoral, l' abstention a atteint le chiffre record de 50 % et Meloni subit plutôt qu' elle ne porte un projet dit d' « autonomie différenciée » d' inspiration fédéraliste venu de la Lega de Salvini qui lui a été imposé par un accord avec ce dernier il y a deux ans et qui vise à créer trois grandes régions. Mais elle a saisi l' occasion de proposer un projet visant à modifier la Constitution sur un point majeur : l' élection directe du chef du gouvernement au suffrage universel en lieu et place de son élection par la Chambre des députés. Formellement, une telle modification est compatible avec la Constitution de 1948 dans la mesure où celle-ci ne dit mot des formes de gouvernement : elle établit seulement que le Président de la République, dont les fonctions sont en grande partie honorifiques est élu pour 7 ans au suffrage indirect et secret par les deux chambres du Parlement auxquels s' adjoignent des délégués des régions d' Italie. Avec la réforme proposée par Meloni le premier ministre aurait une légitimité supérieure à celle du Président de la République, ce qui introduirait un déplacement considérable dans les relations entre les pouvoirs au profit du premier ministre. Bien entendu les juristes au service de Meloni ont veillé à sauvegarder les apparences en prenant soin de ne pas priver le Président de ses prérogatives, mais l' objectif politique est bien de modifier la Constitution dans un sens autoritaire.

Cette stratégie peut prendre des formes très différentes selon les traditions nationales et la logique des rapports de forces. Orban s' est ainsi attaqué frontalement à l' Etat de droit en se faisant octroyer les pleins pouvoirs grâce à une modification de la Constitution hongroise. Le programme du Rassemblement National (RN) de Marine Le Pen vise aussi directement l' Etat de droit à travers la remise en cause du principe constitutionnel de l' égalité des citoyens inscrit dans la Déclaration des droits figurant en préambule de la Constitution de 1958 : certes, le RN a renoncé à priver de la nationalité française tout Français binational (ayant une deuxième nationalité en plus de la nationalité française), mais il l' exclut des emplois publics, donc le prive d' un droit reconnu aux autres citoyens français. De cette manière, ce serait toute la hiérarchie des normes qui serait renversée, puisque celle-ci repose sur la primauté de la Déclaration des droits de l' homme et du citoyen.

Le raidissement autoritaire du macronisme

L' émergence des néolibéralismes autoritaires ne concerne pas seulement la version nationaliste-concurrentialiste du néolibéralisme. Ce n' est pas parce tout que les deux versions du néolibéralisme (« progressiste » et nationaliste) tendent désormais à saturer l' espace politique que les formes de néolibéralisme autoritaire sont l' apanage exclusif de la version nationaliste. Ce phénomène n' a pas manqué de produire des effets profonds sur certaines formes de la version « libérale-progressiste » qui tendent parfois à durcir leurs traits autoritaires pour tenir tête à la pression exercée par l' extrême-droite. La trajectoire de Macron est à cet égard très différente de celle de Justin Trudeau et en cela même assez exemplaire.

Car ceux qui ont interprété le néolibéralisme macronien comme une troisième voie modérée, à distance de l' « ultralibéralisme » et du « socialisme », se sont lourdement trompés. En 2019, Edouard Philippe, premier ministre de Macron, rendait hommage devant l' Autorité de la concurrence à l' un des principaux fondateurs du néolibéralisme, Friedrich Hayek, et à sa conception de l' État comme gardien juridique de la concurrence économique efficace. Et ceux qui ont cru y voir une alternative à l' extrême droite ont porté l' illusion à son comble. A cet égard, le macronisme n' est pas un rempart, mais un tremplin, pour une double raison : parce qu' il accentue et élargit le ressentiment contre les élites et les institutions ; parce qu' il utilise des méthodes, notamment les violences policières, qui ne dépareraient pas dans le tableau de ce qu' on appelle pudiquement « l' illibéralisme ».

Le recours de plus en plus systématique à ces méthodes est bien antérieur au second mandat (2022). Il intervient pendant la crise des Gilets jaunes avec la dénonciation de la « foule haineuse », assimilée aux ligues fascistes de 1934. Macron a rejoué cette dramatisation rhétorique pendant le mouvement contre la réforme des retraites en 2023. Se posant en défenseur de « l' ordre républicain », il croit malin de comparer les manifestants contre la réforme des retraites à l' extrême droite trumpiste à l' assaut du Capitole ou à opposer les « émeutes » de la « foule » à la « légitimité du peuple qui s' exprime via ses élus ». Dénoncer « les factions et les factieux » comme il l' a fait n' a d' autre sens que de fabriquer de ï ennemi à l' intérieur même de la société selon une tradition bien établie des auteurs néolibéraux. C' est là un aspect et un ressort essentiel de toute guerre civile. Avec le néolibéralisme contemporain, cette ennemisationnormal vise toutes celles et ceux qui, à travers leurs pratiques, leurs formes de vie ou leurs luttes, paraissent aujourd' hui menacer la logique normative du marché ou la supposée unité indivisible de l' État. Dans le cours chaotique du macronisme, on a assisté à l' invention continue de catégories d' ennemis en fonction des circonstances, qu' il s' agisse du « populisme », de l' « isla-mogauchisme », de la non-mixité, de la théorie du genre, du « séparatisme », du « communautarisme », du « postcolonialisme », du « wokisme », du « déconstructionnisme » ou du « terrorisme intellectuel ». Avec la décision de dissoudre « Les Soulèvements de la Terre » au lendemain de la manifestation de Sainte Soline (23mars 2023), décision annulée par le Conseil d' Etat, ce sont maintenant les termes d' « écoterrorisme » et d' « ultra-gauche » qui sont systématiquement utilisés pour neutraliser toute critique de l' écologisme néolibéral de Macron. Les avantages d' un tel vertige dénonciateur ne sauraient être sous-estimés. Il présente l' immense intérêt de constituer celles et ceux qui dénoncent les diverses formes d' inégalité et de prédation en ennemis de la République, et de maintenir par-là la croyance en la fonction pacificatrice de l' État, niant précisément par cette opération la guerre menée par ce même État contre les adversaires de l' ordre néolibéral.

La réforme des retraites imposée en 2023 est très significative de la façon dont le gouvernement Macron un cours de plus en plus autoritaire pour parvenir à ses fins. Depuis la réélection de Macron, il n' y a plus de négociation avec les « partenaires sociaux », en particulier avec les syndicats : l' exécutif a pris l' habitude de convoquer ces derniers, le plus souvent un par un et non collectivement, pour les consulter sur les « réformes », en aucun cas pour discuter avec eux de leur contenu en vue de l' améliorer. Le cas des retraites est emblématique de cette façon de procéder. On a tout d' abord le cadre général qui relève l' âge légal de la retraite de 62 à 64 ans au nom de la préservation de l' équilibre financier du système. On a en second lieu la méthode mise en œuvre pour imposer ce cadre général qui procède de la logique de la souveraineté de l' Etat : non seulement l' article 49.3 de la Constitution qui donne la possibilité au chef de l' Etat de passer outre l' avis du Parlement, mais aussi l' article 47.1 qui impose une limite de temps de 50 jours pour l' aller-retour entre l' Assemblée nationale et le Sénat, et également l' article 44.3 qui légitime le vote bloqué sur l' ensemble du projet en supprimant la possibilité d' amendement de manière à tenir les délais prescrits (cela a été imposé au Sénat). Il faut relever que jamais un gouvernement n' avait été aussi loin dans le recours répété aux procédés discrétionnaires de la Constitution gaulliste de 1958, pas même les gouvernements mis en place du vivant de De Gaulle. Enfin, à l' intérieur de ce cadre général, l' individualisation la plus extrême : pour tous ceux qui présentent des facteurs de risque (par exemple, parce qu' exposés trop longtemps à l' amiante), la réforme prévoit une visite médicale obligatoire à 61 ans auprès du médecin du travail qui peut conclure soit à l' invalidité, soit à une reconversion pour continuer à travailler jusqu' à 64 ans (ou 67 ans sans décote pour ceux qui n' ont pas cotisé pendant 43 ans, ce qui atteint de plein fouet les femmes ayant pris des congés de maternité). De ce point de vue l' attitude de Macron atteint au paroxysme de V usage hyperautoritaire d'une Constitution en elle-même autoritaire (dont Mitterrand, alors opposant au gaullisme, avait dit justement qu' elle est un « coup d' Etat permanent »).

Il faut ajouter à cela la loi immigration promulguée le 26 janvier 2024 qui est l' une des plus répressives de ces 40 dernières années et porte indéniablement la marque de l' extrême droite au point que Sophie Binet, la nouvelle secrétaire de la CGT, a pu la qualifier de « loi d' extrême droite votée par une majorité d' extrême droite », ce qui incluait non seulement les élus RN et de droite, mais également ceux de Renaissance, le parti macroniste. Sans oublier le coup de force que représente la modification arbitraire de la composition du corps électoral en Nouvelle-Calédonie qui avantage la population blanche descendante des colons au détriment des Kanaks, le peuple autochtone de l' archipel, ce qui a provoqué des émeutes et des barrages sur les routes plusieurs semaines durant. Macron a alors pris personnellement fait et cause pour les Caldoches encourageant la répression des meneurs Kanaks et faisant resurgir le vif du refoulé colonial par la remise en cause des accords de Nouméa de 1998.

Dans ce contexte, la dissolution prononcée le soir du 9 juin après l' annonce de la victoire du RN aux élections européennes est un sommet inégalé dans la légitimation politique de l' extrême droite comme seule alternative au macronisme : voulant prendre de court la gauche qui ne dispose que d' une semaine pour tenter de s' accorder sur des listes communes aux législatives du 30 juin, il joue une fois de plus la carte « C' est Moi ou l' extrême droite », mais dans des conditions nouvelles marquées par le score sans précédent du RN (31 %). Ce jeu criminel pourrait bien avoir pour conséquence que l' on ait Macron et l' extrême droite : ce qui se profile en cas de victoire de cette dernière serait une cohabitation très risquée Macron-Bardella. Il est possible que Macron, qui avait déjà dit tout le mal qu' il pensait de l' impossibilité constitutionnelle d' une troisième présidence, ait envisagé la possibilité d' une démission en cas de victoire du RN aux législatives : en ce cas le président du Sénat aurait assuré la présidence par intérim et permettrait à Macron de se présenter de nouveau comme candidat à la prochaine présidentielle, la présidence par intérim pouvant apparaître comme une présidence à part entière interrompant la continuité des présidences exercées par Macron. Il se serait agi en réalité d' une tentative de coup d' Etat7, une sorte de coup d' Etat dans le coup d' Etat permanent de la Ve République.

On le sait, ce scénario ne s' est pas réalisé. Au soir du second tour, le 7 juillet, le Nouveau Front Populaire (NFP), coalition de partis de gauche née tout de suite après le premier tour, est arrivée en tête devant la liste macroniste renommée « Ensemble » et l' extrême droite du RN. Après trois jours de silence, le président a rendu publique une lettre ouverte aux Français qui repose sur un violent déni de démocratie: « Personne ne l' a emporté dimanche », et en appelle à une discussion entre partis comme préalable à la nomination d' un premier ministre tout en excluant par avance une composante entière de la gauche, la LFI. En attendant, c' est toujours le gouvernement Attal en place avant la dissolution qui continue d' « expédier les affaires courantes ». Macron joue sur le pourrissement en espérant provoquer une fracture au sein du NFP. La situation est devenue littéralement ingouvernable : tout projet de budget s' expose à une motion de censure qui, en l' absence d' une majorité à l' Assemblée nationale, entraînerait la chute du gouvernement. La seule issue serait alors de recourir une nouvelle fois aux articles 49-3 et 47 ou, plus grave encore, d' appliquer l' article 16 qui autorise en cas de menace « grave et immédiate » à gouverner par des ordonnances présidentielles.8 Le pire serait un blocage d' un an empêchant d' un nouveau gouvernement avec des députés macronistes faisant fonction de ministres9 jusqu' à une seconde dissolution, ce qui peut parfaitement entrer dans les calculs de Macron.

La radicalisation à droite du néolibéralisme: le cas Milei

En décembre dernier, Macron avait provoqué l' indignation et la stupeur en posant avec le maillot du club de foot Boca Juniors dédicacé à son intention par Javier Milei. Ce geste en dit long sur la complaisance politique du président français à l' égard de son homologue argentin. Cette attitude n' est pas de pure circonstance, elle révèle un accord sur la logique du néolibéralisme de gouvernement, au-delà des espoirs bien réels d' obtenir pour les grandes entreprises françaises une place avantageuse dans la course à l' exploitation des gisements de lithium du sous-sol argentin. Comme on l' a vu, pour comprendre cette logique, il faut distinguer la constitutionnalisation du droit privé et pénal, elle-même susceptible de prendre des formes très diverses en fonction du rapport des forces, le régime autoritaire et le mode de gouvernement autoritaire. La Ley Bases10 est un premier pas sur la voie de cette constitutionnalisation, le recours à l' arme des décrets (le DNU11) relève indiscutablement d' un mode de gouvernement autoritaire et le régime constitutionnel (celui de la Constitution fédérale de 1853) est aujourd' hui menacé comme il ne l' a jamais été, y compris sous la dictature issue du coup d' Etat de 1976. Le refus du gouvernement national de redistribuer aux provinces l' argent collecté par le fisc a ouvert une crise profonde dans les relations avec les gouverneurs qui bloque le financement des écoles, des transports publics, et les travaux d' infrastructures engagés et menace directement la structure fédérale de l' Etat argentin: Milei voudrait gouverner l' Etat fédéral comme un Etat unitaire centralisé. Certes, dans l' état actuel des choses, la délégation des pouvoirs à l' exécutif ne vaut que pour un an, mais aucune limitation n' a été introduite concernant la possibilité de son renouvellement et cette indétermination menace en elle-même le régime constitutionnel puisqu' elle représente une atteinte directe au principe de la séparation des pouvoirs. Si elle devait être consacrée dans la durée12, elle équivaudrait à un changement de régime qui ne dit pas son nom, c' est-àdire à une sorte de coup d' Etat à froid.

Mais jusqu' à quel point devons-nous rattacher Milei au « néolibéralisme » ? N' estce pas faire violence à la manière dont il se définit lui-même ? D' un autre côté, on ne peut non plus prendre pour argent comptant sa profession de foi libertarienne. Dans un article de la revue financière française La Tribune (Janson, Wenzel, 2023), deux journalistes lavent Milei de l' accusation d' être d' extrême droite en dénonçant l' « inculture » de journaux comme le New York Times et le Monde qui reprennent à leur compte cette accusation. Leur argument se résume à ceci: Milei n' est pas d' extrême droite parce qu il est anarcho-capitaliste et qu' un anarcho-capitaliste ne peut être d' extrême droite. Examinant ensuite la politique suivie par Milei depuis sa prise de fonction, les deux journalistes lui prodiguent un conseil: ayant renoncé à la suppression de la Banque centrale et à la dollarisation de l' économie, deux promesses de campagne, il ferait mieux d' abolir le cours légal du peso et le contrôle des capitaux et de mettre fin au monopole de d' émission de la Banque centrale13. Il n' est pas ï anarcho-capitaliste qu' il a prétendu être durant sa compagne mais il peut se contenter d' être un libéral au sens classique du terme « en remettant l' Etat à sa juste place ». La différence est de taille et indique à quel point Milei a dû en rabattre de ses prétentions initiales puisque « anarcho-capitalisme » et « libéralisme » forment les deux extrémités du spectre politique dessiné par les deux auteurs. Afin d' étayer leur jugement, les deux journalistes entreprennent de présenter méthodiquement les trois écoles que comprendrait la « grande famille libérale », sous la forme d' un spectre politique présentant deux extrémités (2006) :

•   à la première extrémité, le libéralisme préconise un rôle encadré et limité de l' Etat pour remédier aux défaillances du marché : il peut ainsi protéger la concurrence en luttant contre les monopoles ou forcer l' épargne pour financer la retraite par capitalisation. C' est là la position du libéralisme rénové ou refondé à la fin des années 1930, qu' il est devenu habituel de dénommer « néolibéralisme » malgré le refus de cette étiquette par la plupart des néolibéraux qui la jugent péjorative.

•   à l' autre extrémité, ï anarcho-capitalisme qui affirme que l' Etat incarne la violence, qu' il est immoral et inutile, que le marché suffit à résoudre tous les problèmes de l' organisation sociale, et que l' Etat doit donc être aboli. Dans sa version aboutie, cette doctrine a été défendue notamment par David Friedman et par Murray Rothbard.

•   entre les deux extrêmes, le libertarianisme restreint les fonctions de l' Etat à la seule protection des droits individuels, ce qui implique de conserver la police, l' armée et la justice pénale (les tribunaux). C' est à peu de choses près la position de Robert Nozick dans Anarchynormal,normal State,normal Utopianormal et de tous ceux qu' on appelle les « minarchistes » ou partisans d' un Etat minimal (du grec archè qui signifie « commandement »). A cet égard il est utile de rappeler que le terme de « libertariannormal » fut exhumé et récupéré en 1947 par Leonard Read, l' initiateur de de la Fondation for Economic Education (FEE), pour résoudre un problème de label et se démarquer du terme de liberalismnormal par lequel se désignait une certaine gauche américaine partisane de l' intervention de l' Etat. En dépit de cette commodité lexicale, cette dénomination fut écartée par Mises, Friedmann ou Hayek qui répugnaient à recourir à un terme évoquant (Laurent, 2006).

On remarquera que cette classification est en définitive commandée par un seul critère, le degré d' intervention de l' Etat dans l' économie : tout d' abord, une intervention limitée et encadrée, justifiée par l' existence de défaillances du marché (le « libéralisme », en fait le néolibéralisme), ensuite, une intervention destinée exclusivement à protéger les droits de propriété des individus par le droit pénal et la répression (le libertarianisme), enfin, la suppression pure et simple de l' Etat dans une société de marché (l' anarcho-capitalisme). Ce qui donnerait sans l' ordre la « gradation » suivante : néolibéralisme, libertarianisme et anarcho-capitalisme.

Où situer exactement Milei ? Qu' en est-il au vrai de ses références intellectuelles ? En quoi sont-elles éclairantes pour identifier sa position et plus encore sa politique ? Il faut éviter en la matière deux écueils. Le premier est de se satisfaire de sa profession de foi du « candidat » Milei en partant du principe que toute la politique du « président »

Milei se laisse comprendre comme la stricte application de cette profession, de sorte que son présumé libertarianisme14 suffirait à décider du caractère libertarien de sa politique. Le second est de réduire cette profession à une simple « couverture idéologique » d' intérêts de classe, selon la grille de lecture à laquelle un certain marxisme nous a habitués depuis les années 70 : cette fonction d' occultation/légitimation interdirait de prendre son discours au mot. Ces deux écueils qui isolent l' idéologie de Milei font écran à la seule question qui vaille : en quoi les références anarcho-capitalistes ou libertariennes de Milei aident-elles à comprendre sa politique en tant que président ?

On sait que ce dernier s' est volontiers réclamé du libertarianisme et de l' anarcho-capitalisme mais non du « libéralisme » compris au sens du néolibéralisme. Au contraire il n' hésite pas à s' en prendre violemment à l' orthodoxie néoclassique revendiquée par tout un courant du néolibéralisme. Prenons le discours prononcé par le président argentin au Forum économique mondial de Davos. Rappelons que ce discours est prononcé à l' occasion du premier voyage de Milei à l' étranger depuis son élection. Outre les formules convenues et mille fois ressassées sur la supériorité du capitalisme de libre marché, appuyées sur une relecture de « l' histoire du progrès économique », outre l' affirmation répétée comme un mantra que « l' Occident est en danger », outre la reprise de la critique par Hayek de l' idée de « justice sociale », il en vient au « libertarianisme ». Ses principes fondamentaux sont, dit-il, « la défense de la vie, de la liberté et de la propriété » et c' est un modèle fondé sur ces principes que « nous proposons pour l' Argentine du futur ». Puis, de manière assez surprenante, il en vient alors aux dirigeants, penseurs et universitaires restent prisonniers d' un « cadre théorique erroné », celui de la théorie économique néoclassique qui repose sur l' idée de prétendues défaillances de marché. Ces défaillances sont en réalité, nous assure-t-il, dues à la seule interférence de l' Etat : car dans un système où les transactions sont volontaires et non contraintes, la défaillance du marché « n' existe pas ».

Lorsqu' il en peine d' explications, Milei attribue bon nombre des déficiences de marché non à un excès de propriété mais à son défaut. Par exemple, lorsqu' il évoque le problème de la pollution des rivières, il souligne que le problème n' est pas le comportement des entreprises qui déversent leurs déchets dans les cours d' eau plutôt que d' assumer le coût de leur traitement. Selon lui le problème réside en réalité dans l' absence de droits de propriété sur les cours d' eau.

Si les cours d' eau étaient privatisés, leurs propriétaires auraient un intérêt clair à les protéger et à faire payer les pollueurs. La solution est donc de les privatiser afin de laisser les logiques de marché produire leurs effets bénéfiques. Cette violente charge contre la théorie néoclassique, qui a des accents quasi-religieux, a quelque chose d' étrange. En fait, la découverte du libertarianisme par Milei est assez récente puisque, de son propre aveu, elle ne date que de 2013. C' est en lisant Murray Rothbard qu' il s' enthousiasme pour le libertarianisme et en vient à reconsidérer la théorie économique néoclassique qu' il enseignait jusqu' alors. La charge polémique contre la théorie néoclassique s' explique en partie par son zèle de néophyte récemment converti au libertarianisme.

Ce qui est certain, c' est que les références intellectuelles de Milei sont assez brouillonnes et fort peu cohérentes. On y trouve des emprunts au néolibéralisme de Hayek (la critique de l' idée de justice sociale) et au libertarianisme de Nozick et de Murray Rothbard (l' axiome de non-agression), mais dépourvus de la cohérence doctrinale qui font toute leur intérêt chez ces auteurs (particulièrement chez Nozick). On pourrait reprendre la qualification de « libéral-libertariennormal » utilisée par Pablo Stefanoni dans sa présentation du discours de Davos afin de faire ressortir caractère mixte de la définition par Milei de sa propre place (à comprendre au sens de « néolibéral-libertarien »), mais à la condition d' aller encore plus loin dans l' explicitation de la logique des emprunts faits par Milei dans son autodéfinition.

Cela n' est possible que si l' on se demande quelle est la politique suivie par Milei depuis son accession au pouvoir de manière à pouvoir éclairer cette politique à la lumière des emprunts intellectuels par lesquels il s' est fabriqué une identité lui permettant de se démarquer de la « caste ». Le président qui prononce son discours à Davos a déjà à son actif le DNU et un projet de Loi (Ley omnibus rebaptisée Ley Bases) qui ambitionne de changer le fonctionnement de l' Etat. De fait, pour peu qu' on l' examine attentivement, ce programme n' a rien de spécifiquement libertarien et évoque davantage les recommandations néolibérales classiques.

Ce qui intéresse avant tout Milei c' est le versant négatif15 du libertarianisme, sa critique de l' Etat menée à partir de l' idée que le droit de propriété est un droit absolu. Transparaît alors un usage passablement opportuniste du libertarianisme. Interrogé sur la mise en pratique des idéaux libertariens (une société de marché où l' Etat a été aboli), il reconnaît que cet idéal est impraticable dans l' immédiat. Il ne s' agit pas tant de poser les fondations d' une société libertarienne (celle dont rêvaient Murray Rothbard, Robert Nozick ou Davide Friedman) que de se servir de toute la puissance concentrée de ï Etat pour démanteler ï Etat social. La priorité donnée au versant négatif du programme libertarien explique le soutien des grandes entreprises, du FMI et du patronat argentin à des mesures dont on ne saurait dire si elles ont libertariennes ou néolibérales. La mise en œuvre du versant positif (l' expérimentation d' une société de marché sans Etat) est renvoyée à un futur très lointain en raison de son caractère inapplicable, comme Milei l' a lui-même reconnu dans plusieurs interviews, ce qui revient de facto à l' abandonner.

Cet usage intéressé et sélectif du programme libertarien est également manifeste sur la question du droit à l' avortement. Historiquement, le libertarianisme avait brouillé les lignes de la démarcation gauche-droite en assumant simultanément la défense des politiques économiques très libérales et une série de conséquences logiques de la propriété de soi, comme l' usage récréatif des drogues ou le droit à l' avortement. Milei fait marche arrière sur les aspects progressistes du libertarianisme de droite et se raccroche à sa version conservatrice (le fameux « paléolibertarianisme » défendue à la fin de sa vie par Murray Rothbard), ce qui permet de comprendre l' alliance avec les conservateurs qui n' ont rien de libertarien. La priorité donnée à la propriété comprise comme droit absolu justifie ainsi les coupes drastiques dans les budgets sociaux et l' extension maximale de la privatisation et de la logique marchande, mais pas le droit à l' avortement auquel la propriété de soi devrait pourtant logiquement aboutir. De ce point de vue, Milei n' est pas un libertarien très cohérent (Fabri, 2024).

En définitive, on a affaire à un programme très simplifié mis au service d' une entreprise de destruction des institutions de l' Etat social, davantage qu' à la doctrine libertarienne stricto sensu. C' est cette version simplifiée que reprend Milei celle qui fait de la propriété de soi de la personne un droit de maîtrise absolu (self-ownership) totalement affranchi des limitations introduites par Locke au droit d' appropriation privée : qu' il y ait un reste suffisant pour les autres et que le propriétaire ne gaspille pas les fruits de son travail). Le concept d' agression, que reprend Milei dans son discours de Davos, est ainsi élargi de manière à comprendre non seulement les contraintes physiques directes mais aussi les menaces d' usage de la force pour obliger à payer une taxe à laquelle l' individu n' aurait pas consenti. Le libertarianisme de droite peut ainsi condamner toute forme de taxation au nom de la devise « la taxation c' est du vol » (Taxationnormal is theft).normal On le voit, le libertarianisme revendiqué par Milei ne se réduit pas à un simple déguisement idéologique : par son caractère essentiellement critique et négatif, il est un ingrédient indispensable du « miléisme » en ce qu' il procède d' une radicalisation à droite du néolibéralisme plutôt que d' un dépassement de ce dernier dans une mise en œuvre du libertarianisme.

La portée internationale du miléisme

On ne peut donc se satisfaire de l' étiquette de « populisme de droite ». On peut certes déceler des parentés entre ces pratiques de Milei et celles auxquelles avaient déjà eu recours Trump et Bolsonaro en leur temps. Mais parler de « populisme de droite » risque fort d' occulter des différences qui importent du point de vue de la stratégie politique. Ainsi, l' attitude de Milei sur la question de la souveraineté nationale diffère profondément de la posture adoptée par les présidents américain et brésilien. Tout en reprenant le « Make America great again » de Trump pour l' appliquer à son propre pays, le président argentin n' a pas hésité à afficher une photo de Margaret Thatcher dans son bureau et ne perd pas une occasion de louer sa stature et son action, ce qui, dans un pays qui garde un souvenir amer du conflit des Malouines, passe très mal. De même, le « régime d' incitation aux grands investissements » (RIGI), présenté comme un moyen infaillible d' attirer les capitaux étrangers, aurait pour principal effet de priver l' économie argentine du moindre dollar d' exportation provenant des nouveaux projets d' investissement. A cet égard, l' orientation de Milei tourne résolument le dos au « souverainisme ». De manière plus générale, c' est l' importance accordée à l' économie qui tranche avec la politique suivie par Bolsonaro : certes ce dernier a encensé Elon Musk, comme Milei après lui, mais il s' est pour l' essentiel reposé sur Paulo Guedes, son ministre de l' Économie passé par l' Ecole de Chicago, et s' est concentré beaucoup plus sur des actes symboliques forts (la guerre contre le marxisme culturel, etc.). Même si cela peut surprendre, en matière de politique néolibérale, Mileinormal est allé en quelques mois beaucoup plus loin que Bolsonaro ennormal 4normal ans.

En dépit de ces différences, qui recouvrent parfois de véritables divergences, les liens entre les formations d' extrême droite se sont renforcés ces derniers temps. Une photo publiée le 17 novembre nous montre déjà Milei aux côtés d' Eduardo Bolsonaro, fils aîné de l' ancien président, et de Kast, leader du parti pinochetiste chilien, sous le titre « Amigos son los amigos »: elle fut prise à l' occasion du 5e sommet transatlantique de la Rednormal Politicanormal por los Valores,normal une alliance des extrêmes droites conservatrices. Plus récemment, on a pu observer la mise en scène bruyante de l' alliance des extrêmes-droites lors du dernier Congrès de Vox tenu le 19 mai à Madrid : aux côtés de Marine Le Pen ou de Georgia Melloni, Milei y a figuré dans le rôle de « vedette américaine ». Le président argentin a notamment déclaré : « Je vais montrer au monde qu' un gouvernement qui partage nos idées peut réussir ». C' est par cette ambition que Milei entend faire école. On se souvient que le responsable de Vox envoyé pendant la campagne présidentielle pour soutenir Milei avait affirmé, tout en reconnaissant que son parti n' était pas libertarien, qu' il existait suffisamment de coïncidences avec le candidat argentin pour l' intégrer à un front antiprogressiste international. Il faut se garder de surestimer la cohésion idéologique de cette alliance qui révèle surtout les hybridations en cours au sein de l' extrême-droite (Stefanoni, 2023). L' accueil réservé à Trump par la dernière convention nationale du Parti libertarien américain rend cette fragilité manifeste : affichant ses convictions libertariennes pour mieux solliciter le soutien de ce parti au nom de l' alliance contre Biden, il fut hué par une bonne partie des délégués16. Cependant, même si l' « internationale fasciste » est encore largement en voie de structuration, elle peut polariser les alliances à son profit en tirant parti de l' exemplarité des succès remportés par la présidence argentine dans son entreprise de destruction de toute forme d' Etat social. La meilleure preuve en est le forcing fait par Meloni pour obtenir de Milei sa participation au sommet du G7 des 13-15 juin, alors même que ce dernier avait annoncé dans un premier temps qu' il ne s' y rendrait pas : si s' afficher avec Milei est politiquement « vendeur », c' est parce que le président argentin montre ce que peut faire l' extrême-droite une fois parvenue au pouvoir et c' est à cette « démonstration pratique » qu' il doit une grande part de son succès sur le plan international, en dépit de divergences intactes avec les courants souverainistes. Sous le masque souriant de la Meloni « européiste » et « atlantiste » qui courtise Ursula von der Leyen, il y a une autre Meloni plus discrète, mais non moins redoutable, qui mise sur la réélection de Trump le 4 novembre prochain pour avancer plus ouvertement dans la voie qu' elle s' est tracée. C' est cette Meloni qui entend prendre toute sa place dans cette nouvelle alliance dont l' axe est constitué par le conservatisme, la lutte contre l' égalité, les droits des minorités et l' immigration, et dont le terrain d' élection est celui de la « guerre des valeurs ». Nous entrons dans une nouvelle période dominée par une polarisation politique inédite, celle que produit un radicalisme d' extrême-droite sur les diverses variétés de néolibéralisme autoritaire.



Notes

1 Cf. Grégoire Chamayou fait ainsi remonter la naissance du néolibéralisme à 1932, (Chamayou, 2020). De son côté, Bruno Susani interprète le « libéralisme » de Milei dans les termes d' un « néolibéralisme autoritaire »: (Susani, 2024).

2 « Regimen » vient de « rego, regere », qui signifie diriger, guider, conduire.

3 Rien n' est plus significatif que la façon dont Montesquieu scinde le gouvernement d' un seul en deux formes : la monarchie et le despotisme en fonction de la présence ou de l' absence de lois. Dans la Doctrine du droit, Kant reprend à son compte la découverte de Montesquieu sur la division des trois branches du gouvernement en la présentant en ces termes : le pouvoir souverain, celui du législatif, le pouvoir exécutif, celui du gouvernement, le pouvoir judiciaire, celui du juge (Kant, 1994, p. 128).

4 Kant reste à cet égard fidèle à Rousseau qui définit dans Du contrat social (III, chapitre IV) la démocratie par l' identité dans la même personne du prince (l' exécutif) et du souverain (le législatif).

5 Arendt fait référence à la classification traditionnelle héritée des Grecs et surtout d' Aristote, bien que ces désignations soient approximatives, comme on va le voir maintenant.

6 Entrée « Peuple », encadré 7, in Vocabulaire européen des philosophies, sous la direction de Barbara Cassin, Seuil Le Robert, p. 928.

7 L' article 6 alinéa 2 de la Constitution de 1958 stipule que nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs en tant que président de la République.

8 Cet article ne fut appliqué qu' une seule fois, lors du putsch de 1961 dirigé contre le gouvernement gaulliste par les généraux d' Alger.

9 Les ministres de plein exercice ne peuvent être en même temps députés en vertu de la séparation entre législatif et exécutif, mais des députés nouvellement élus (comme Gabriel Attal) pourraient en faire office, jouant ainsi le rôle de « ministres zombies », selon la formule plaisante d' un constitutionnaliste français.

10 C' est le nom donné à une version réduite du projet de loi initial (dit Ley omnibus) : elle prévoit une délégation des pouvoirs législatif et judiciaire au pouvoir exécutif (le président lui-même) pendant une durée d' un an.

11 Décret de Nécessité et d' Urgence : par ce décret Milei a abrogé en une seule fois quelques 300 mesures et lois de protection sociale.

12 Le 14 juin, le Sénat a voté la version amendée de la Ley Bases grâce à la voix prépondérante de Villarruel, la vice-présidente de la Nation. Le projet de loi doit maintenant repasser devant la Chambre des députés en vue de son adoption définitive.

13 On reconnaît là au passage une mesure préconisée en son temps par Hayek.

14 Une mise au point s' impose ici : il faut absolument s' interdire de créditer Milei de toute forme de « libertarisme » et lui appliquer uniquement le terme de « libertarianisme ». Le terme « libertarien » renvoie à une position « libertaire », ce qui, dans le cas de Milei, relève de l' usurpation et de l' imposture pure et simple: un vrai « libertaire » veut remplacer l' Etat par l' auto-organisation des communes (comme le voulaient les anarchistes pendant la guerre civile espagnole), un « libertarien » a pour objectif sinon de dissoudre l' Etat dans le marché (comme un anarcho-capitaliste), du moins de réduire l' Etat à ses seules fonctions répressives. Milei est peut-être un libertarien, dans certaines limites comme nous allons le voir, il est l' opposé d' un libertaire.

15 La distinction entre le « versant négatif » du libertarianisme et son « versant positif » est fort utilement introduite par le philosophe Eric Fabri dans un article intitulé « Le libertarianisme opportuniste de Javier Milei » (Fabri, 2024).

16 https://www.bbc.com/news/articles/c722-qy5dzlgo. Le Libertarian Party fut créé en 1971 sur la base d' un programme de privatisation totale de la société.


Références

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Arendt, H. (2024b). L'autorité au XXe siècle. En Gouverner, Loi Pouvoir et Domination. Petite Bibliothèque Payot.

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Benquet, M., & Bourgeron, T. (2021). La finance autoritaire: Vers la fin du néolibéralisme. Raison d' agir.

Biebricher, T. (2020). Neoliberalism and Authoritarianism. Global Perspectives,normal 1(1), 20.

Chamayou, G. (2020). 1932, naissance du libéralisme autoritaire. En C. Schmitt, & H. Heller, Du libéralisme autoritaire. La Découverte.

Constitution de la République Française. (1958).

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Dardot, P., & Laval, C. (2022). Un retour de la souveraineté étatique ? Soft Power,normal 17, 45-63. https://editorial.ucatolica.edu.co/index.php/SoftP/article/view/6196

Fabri, É. (2024). Le libertarisme opportuniste denormal Javiernormal Milei. https://aoc.media/analyse/2024/02/12/le-libertarisme-opportuniste-de-javier-milei/

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Hayek, F. A. (2020). Droit, législation et liberté. Presses Universitaires de France - P.U.F.

Janson, N., & Wenzel, N. G. (2023, 13 de décembre). Pourquoi le nouveau président de l'Argentine Javier Milei n'est pas d'« extrême droite ». La Tribune.normal normalhttps://lc.cx/EwvOhS

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Stefanoni, P. (2023). Les mutations de la droite argentine. https://nuso.org/articulo/Macri-Milei-derecha/

Susani, B. (2024, 25 de février). Néolibéralisme autoritaire. https://www.pagina12.com.ar/714239-neoliberalismo-autoritario




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